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Au Castello di Rivoli, l’ambiance est électrique. Les journalistes tournent en rond mais ils finissent par se regrouper tout naturellement dans une salle obscure où l’on projette la vidéo de VB48, performance que Vanessa Beecroft a réalisée en 2001, durant le G8, au Palazzo Ducale de Gênes, sa ville natale. Dans la salle du conseil génois, tout aussi sombre que celle où l’impatience nous rend fébrile, l’artiste avait disposé des jeunes femmes à la peau noire dont les silhouettes émergeaient à peine de l’obscurité. Mais tout d’un coup, derrière nous, voici que dans une embrasure baignée d’une lumière caravagesque, quelques créatures font une apparition furtive. On jurerait qu’elles flottent au-dessus du sol, si l’on n’entendait, sec comme un coup de fouet, le claquement que produisent leurs mules de Plexiglas sur l’antique pavement du palais. Certaines arborent une coiffure frisée de couleur rousse, on distingue des vêtements aux formes alambiquées et colorées. On se fraye alors difficilement un chemin vers la salle où toutes convergent, comme à l’appel d’un signal entendu d’elles seules. Ici, à la lumière de trois énormes lampes sphériques suspendues à la voûte, trente-deux femmes se tiennent assises à une grande table de verre. De la gauche vers la droite, elles sont placées de la plus âgée à la plus jeune, de la plus vêtue à la plus déshabillée également. L’idée d’un dégradé se retrouve aussi dans les délicats tons pastels de leurs vêtements : du beige, on glisse subtilement sur les différentes teintes du spectre chromatique. Comme dans les performances antérieures, les femmes demeurent plus ou moins immobiles, ne se parlent pas, ne sourient pas. Mais voilà que des serveurs entrent en scène, les bras chargés de victuailles de couleur blanche — de la purée, des œufs, du chou-fleur... — dont ils servent les convives. Peu après, d’un geste très cérémonieux et presque rituel, les hommes nouent au cou de chaque femme un pendentif sphérique d’un même blanc immaculé. Durant près de cinq heures les mets se succèdent, tour à tour de couleur verte, rouge, orange... et les femmes mangent, boivent ou simplement respirent. L’ambiance est totalement étrange, très proche de celle qui émane des livres de Raymond Roussel par ce sentiment d’assister à un événement surnaturel, mais pour lequel on subodore une explication rationnelle qui nous échappe cependant, faute d’avoir les bonnes clefs. Il faut repasser le film à l’envers pour saisir tout l’enjeu de VB52, la dernière performance organisée ce lundi 6 octobre par Vanessa Beecraft (née en 1969) à l’occasion de sa rétrospective au Castello di Rivoli. Cela fait dix ans que l’artiste a exposé pour la première fois en 1993 à Milan des modèles vivants, dans une exposition qui devait clore son cycle d’études. Les jeunes femmes avaient alors pour fonction « d’entrer en résonance » avec Despair (nommé aussi The Book of Food), un journal où l’artiste détaillait de 1985 à 1993, jour après jour, heure après heure, tout ce qu’elle ingurgitait en termes de nourriture. Mais remontons encore le temps : dans les années 1970, Vanessa Beecroft est une petite fille, élevée dans un monde principalement féminin par une mère et une grand-mère qui lui inculquent une culture visuelle, celle de la Renaissance italienne. Elle-même dessine beaucoup, seule ou avec des amies autrichiennes, des petites filles blondes ; ensemble, elles donnent forme à un monde peuplé de poupées aux cheveux oranges, jaunes ou rouges...

Ces quelques éléments suffisent à ancrer cette nouvelle performance dans un passé très autobiographique ; ce qui, il faut le souligner, a toujours été le cas chez Beecroft, alors qu’on l’a longtemps confinée dans le domaine de la critique des canons de la beauté et du fashionism. Avec le temps, l’œuvre dévoile ses fondations, et c’est plutôt un monde poétique et introspectif qui apparaît, très personnel et humain, aux antipodes du détachement revendiqué par une grande partie de l’art contemporain : au départ d’une performance, il y a toujours les images marquantes d’un film (Beecroft évoque Fassbinder, Godard, Rossellini...), d’un tableau, la relation au lieu où doit se dérouler la performance et un souvenir d’enfance, familial. Ainsi les femmes de VB52 sont issues de l’aristocratie turinoise ou ont certains liens avec le musée (cela rappelle VB51, réalisée dans le château de Vinsebeck, en Allemagne, avec des membres de l’aristocratie locale) ; ce sont aussi des modèles avec lesquels elle a déjà travaillé pour d’autres performances (des mannequins ou des proches, comme sa demi-sœur). Quant au scénario du repas, qui met en scène les correspondances entre aliments et couleur, il se réfère bien sûr directement à cette œuvre inaugurale qu’est Dispair. La boucle est bouclée. Au final VB52 est un événement magique, intemporel, car oscillant continûment entre une Cène italienne et un dîner en apesanteur dans une station spatiale ; mais c’est aussi une sorte de performance rétrospective.

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Il y a tant à dire sur l’art de Beecroft, sur l’obsession de la nourriture ; sur cette phase ultime de la représentation qui consiste à exposer des êtres vivants : dans le catalogue, Germano Celant décrit très bien comment l’artiste, de l’inventaire glacé de son alimentation, encore tributaire de l’art conceptuel, passe au dessin puis à l’exposition de corps réels ; à la fin cela donne une sorte d’ovni, quelque chose d’indéfinissable, qui, selon Jeffrey Deitch, a « la puissance colorée de la grande peinture figurative, mais qui n’est pas une peinture. Qui a la présence d’une sculpture, mais qui n’est pas exactement une sculpture. Le travail pourrait être classé comme performance, mais il est clair qu’il n’y a pas de narration, et peut-être pas de direction non plus ». Il faudrait encore creuser la relation à la couleur, au monochrome. Il reste aussi à écrire sur le désir dans l’œuvre de Beecroft, quand bien même il est paradoxalement tenu à distance : « Don’t be sexy » est une des règles immuables que l’artiste impose aux bombes anatomiques qui participent à ses performances.

L’exposition décline tous les supports : caisson, vidéo, tirages photographiques inclus dans les lambris comme les peintures de la Renaissance : certaines femmes aux cheveux blancs sont très proches des anges de Piero della Francesca que Beecroft affectionne tant. Très impressionnant aussi, le procédé par lequel, l’artiste tire ses images sur une sorte de papier peint dont elle recouvre les murs de toute une salle : cela a pour effet de prolonger l’espace en une sorte de trompe-l’œil et de donner plus de vie encore aux filles. Au Castello di Rivoli ce sont surtout des images de performances récentes qui sont exposées, hormis une série de polaroïds qui ponctuent très finement une salle en écho aux traces de pinceau dont Toroni a recouvert les murs il y a quelques années. Cette documentation sur des performances, dont certaines remontent à 1994, permet de mesurer le chemin parcouru ; il est clair que ce sont surtout les moyens qui ont changé : des premiers modèles au corps boudiné, l’artiste a évolué vers les top models, pour ensuite travailler parfois avec des femmes très âgées, mettant ainsi en scène les différents âges de la vie. Les moyens techniques se sont aussi considérablement professionnalisés : la salle où se déroulait VB52, pratiquement inaccessible, était un véritable plateau de tournage cinématographique, avec pléthore de photographes, cameramen et travelling. Enfin, c’est l’attitude aussi des filles qui, avec le temps, se modifie ; et comme chaque performance est un auto-portrait, il y a des chances que cette évolution soit directement liée à l’évolution de l’artiste, comme le remarque encore Jeffrey Deitch : « Dans les premières performances, les filles semblent souvent craintives et timides. Au fur et à mesure que Beecroft gagne en assurance et en reconnaissance, les modèles ont une présence plus forte .» N’en déplaise aux sceptiques restant convaincus qu’exposer de belles jeunes femmes nues, cela demeure malgré tout très superficiel et « putassier », c’est sans doute la conclusion que l’on peut tirer de cette rétrospective : la petite fille est devenue une grande artiste.

Artpress de décembre 2003 livra ces 20 doublets
L’énoncé ci-dessus fait quarante signes juste
L’énoncé ci-dessus fait quarante signes juste

Éric Angelini