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Tribune

Pourquoi il faut arrêter d'utiliser le mot « black » en entreprise et oser l'adjectif « noir »

TRIBUNE// L'adjectif de couleur impressionne, gêne ou effraie. Son équivalent américain semblait jusque-là avoir la préférence des Français. Pourtant, depuis quelques années, le doute s'est installé autour de la machine à café : « noir » ou « black » ? Binkady-Emmanuel Hié, spécialiste des enjeux de diversité et d'inclusion en entreprises* et coauteur « De la question raciale à l'Opéra de Paris » (2020), expose ses arguments.

Binkady-Emmanuel Hié a été un des auteurs du manifeste « De la question raciale à l'Opéra de Paris », qui a fait grand bruit dans le monde de l'opéra en 2020.
Binkady-Emmanuel Hié a été un des auteurs du manifeste « De la question raciale à l'Opéra de Paris », qui a fait grand bruit dans le monde de l'opéra en 2020. (Karim Sadli)

Par Binkady-Emmanuel Hié

Publié le 19 avr. 2023 à 07:01Mis à jour le 19 avr. 2023 à 17:30

En tant que personne noire, il est parfois cocasse, voire gênant, d'observer un collègue, un client ou un patron chercher ses mots avec un brin d'embarras pour s'empêcher d'articuler ces quatre lettres. La peur d'utiliser le mot « noir » relève d'une vision quelque peu dépassée de la lutte contre le racisme.

Au sein d'une entreprise, cette peur alerte sur la nécessité de sensibiliser patrons, managers et employés aux enjeux désormais rassemblés sous la bannière « inclusion et diversité ». Et ce, sous peine de se retrouver en décalage avec les nouvelles générations de recrues bien plus éveillées sur le sujet. Interrogés sur le sujet, les jeunes de 18-24 ans attendent particulièrement des entreprises (96 %) qu'elles jouent un rôle en matière d'inclusion, contre 50 % pour leurs aînés (source : sondage Apicil-OpinionWay, publié le 20 mars, 2023).

L'emploi en France de substituts du mot tant redouté appartient à une ère que les moins de 30 ans n'ont pas vécue : celle de la montée du Front National, des skinheads et, en réaction, de SOS Racisme. Celle de la coupe du Monde de 1998 et de ses slogans « Black, Blanc, Beur ». C'est l'époque d'un combat contre un racisme idéologique, celui qui crée une hiérarchie entre de prétendues « races biologiques » ou du moins entre les cultures qui leur sont attachées.

Une lutte nécessaire, mais insuffisante. S'y ajoutent, au tournant des années 2000, des politiques anti-discrimination permettant de combattre un racisme banalisé et d'en traquer les expressions déguisées, souvent contre toute conscience ou volonté. Le mot « noir » refait surface et apparait alors le plus adapté pour désigner une fraction de la population française qu'il est nécessaire d'appréhender.

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Le mot « noir » ne porte pas de charge symbolique négative

Pourtant, aujourd'hui encore, nombre de personnes font des pirouettes sémantiques pour éviter de désigner un individu noir par sa couleur et avoueront leur malaise quant à l'usage d'un terme qui pourrait être perçu comme raciste ou discriminant. Cette peur de commettre un impair, d'employer un terme insultant, se double d'une crainte que leur tolérance et bienveillance ne soient remises en question par les éventuels témoins de la scène.

Or, contrairement à d'autres termes du passé, le mot « noir » ne porte pas de charge symbolique négative. Il n'a ni le caractère déshumanisant du mot « nègre », lié à l'idée de servitude, ni le caractère dégradant de « mulâtre » qui évoque un croisement racial contre-nature, ni la teinte très coloniale de « gens de couleur » qui désignait les descendants libres et plus ou moins métissés d'anciens esclaves.

Il est l'expression d'un ensemble de traits physiques communément perçus comme propres aux personnes afro-descendantes. Il n'assigne pas une identité, il constate une identification. Au-delà d'une simple question d'épiderme, être noir est une expérience sociale particulière basée sur la perception superficielle d'un individu par autrui.

Il apparaît donc nécessaire de décomplexer son usage, partout, y compris en entreprise.

Se détacher de la blackness, et son cool légendaire

Combien de Français « non noirs » le terme « black » a-t-il sauvé au moment fatidique où, devant désigner un collègue de carnation foncée, les mots ont failli leur manquer ? A la rescousse, le terme anglo-saxon « black » paraît emmitouflé dans une cape bienfaisante.

Dans l'imaginaire collectif, la blackness serait chargée d'un optimisme triomphant, porté par les luttes fières et conquérantes des Afro-Américains pour leur émancipation. Via la culture de masse, elle s'est doublée d'un « cool » légendaire, qui s'est largement exporté et en a fait un standard du noir globalisé.

Un storytelling beaucoup plus épique que celui de l'histoire des personnes noires de France, souvent présentées comme des protagonistes passifs de leur propre libération (lire « Peaux noires, masques blancs » écrit et publié en 1952 par Frantz Fanon).

Le troc du mot « noir » contre le mot « black » est donc symptomatique de la rareté des références françaises en la matière et, à l'inverse, de l'omniprésence des références américaines.

Réhabilitation nécessaire

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C'est ainsi que la plupart des Français ont une connaissance au moins rudimentaire des politiques de ségrégation américaines et des combats pour les abolir, mais ignorent l'existence du Code de l'indigénat et de la citoyenneté, à deux vitesses, dans l'ancien Empire colonial tricolore. Qu'un quidam pris au détour d'une rue déclinerait aisément l'identité de Rosa Parks ou de Malcom X, mais ne situerait aucunement l'auteur français Frantz Fanon. Que Barack Obama et Kamala Harris ont durablement marqué nos esprits, mais que l'on a déjà oublié le Président du Sénat, d'origine guyanaise, Gaston Monnerville.

La réhabilitation du « noir », au-delà du seul terme, passe donc aussi par un recentrage nécessaire sur la condition des personnes noires en France, plutôt que de ne les voir qu'à travers le prisme des USA ou de l'Afrique. Il implique une reconnexion avec des mots, des chiffres, des histoires et des visages. Et peut-être ceux de nos collègues, en priorité.

*Avec NORME, son agence de conseil sur les questions de diversité & inclusion, de management de talents et un studio créatif.

À noter

Cette tribune a été rédigée par un contributeur extérieur à la rédaction. Les Echos START ne le rémunère pas, et ce dernier n'a pas non plus payé pour publier ce texte. Le choix de le publier s'est donc fait uniquement sur des critères éditoriaux.

Binkady-Emmanuel Hié

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