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Retour vers À bâtons rompus

Ça change tout

(saynète pour deux jeunes hommes)

Une petite pièce écartée dans une maison bourgeoise. Pendant toute la scène on entend en fond le brouhaha d'une fête dans une pièce voisine. Chaque fois que la porte est ouverte pour laisser entrer ou sortir quelqu'un le bruit devient un peu plus fort.

[1 entre, prend son téléphone et appelle]

1: Oui, c'est moi. [silence] Non, finalement je rentre ce soir. Il y a un train à vingt heures trente-sept, j'arrive à vingt-deux heures quarante-deux. Tu pourras venir me chercher à la gare ? [silence.] Non t'inquiète pas, mais c'est pas la peine que je reste plus longtemps. [silence.] Non non, pas à ce point-là mais tu sais, quand on connaît personne c'est pas foufou.

[2 entre]

1: Écoute maman je te raconterai ce soir, là je dois te laisser. [silence] Oui, à tout à l'heure. Bisous. [à 2] C'était ma mère.

2: Alors tu restes pas dormir ?

1: Non, finalement je vais repartir ce soir.

2: Mais Papa t'avait préparé une chambre.

1: Je sais, je sais, mais... je peux pas laisser ma mère.

2: Elle est malade ?

1: C'est pas ça mais... elle a pas l'habitude de rester seule.

2: Elle a peur toute seule chez elle ?

1: Non, tu comprends pas. C'est pas pour elle. C'est quand je suis pas là, elle s'inquiète pour moi.

2: Ah oui, je vois. Mais c'est quand même dommage. Ça m'aurait fait plaisir que tu restes.

1: Vraiment ?

2: Ben oui. Pas toi ?

1: Bof, tu sais... On se connaît pas.

2: Justement, c'était l'occasion. C'est pas pour ça que tu es venu ?

1: Pas trop, non. Je sais pas. En fait je suis surtout venu pour faire plaisir à Papa.

2: Et tu crois pas que ça lui ferait plaisir que tu restes dormir ?

1: Oh, tu m'emmerdes. J'ai dit à ma mère que je rentrais, je rentre, c'est tout.

2: OK, OK, tu fais comme tu veux. N'empêche, ça doit pas être marrant si elle s'inquiète comme ça chaque fois que tu dors pas à la maison.

1: Je sais pas, en fait ça m'arrive jamais.

2: Tu as jamais dormi ailleurs qu'avec ta mère ?

1: Pratiquement jamais. Juste deux ou trois fois quand on est partis avec la classe. Et puis pour les vacances chez mes grands-parents, mais là c'est pas pareil, c'est la famille.

2: Et ici, c'est pas la famille ?

1: Ouais, en un sens c'est la famille, mais c'est pas du tout la même chose.

2: Pourquoi c'est pas la même chose ? Au lieu d'être dans la famille de ta mère tu es dans la famille de ton père. Je vois pas ce que ça change.

1: Mais ça n'a rien à voir ! Mes grands-parents maternels je les vois toutes les semaines depuis que je suis bébé. Ici, je connais personne à part Papa.

2: N'empêche, que tu le veuilles ou non, c'est quand même ta famille. D'ailleurs, on dit que toutes les familles heureuses se ressemblent.

1: Mais chaque famille malheureuse est malheureuse à sa manière, oui, je sais.

2: Tiens, tu connais ça ?

1: Bien sûr, c'est dans Tolstoï.

2: Tu as lu Tolstoï ?

1: Ça va pas non ? C'est Papa qui cite toujours cette phrase.

2: Ah oui, c'est vrai, moi aussi c'est comme ça que je la connais. [songeur] Mais alors... je me demande...

1: Quoi ?

2: Quand il dit que toutes les familles heureuses se ressemblent, tu crois qu'il pense à nos deux familles ?

1: Ça m'étonnerait bien.

2: Pourquoi ?

1: Parce que d'après ce que j'ai vu aujourd'hui, je trouve vraiment pas que nos familles se ressemblent. Et puis, famille heureuse... c'est vite dit.

2: T'es pas heureux avec ta mère ?

1: [furieux] Non mais c'est bon, quoi ! Tu veux pas aussi que je m'allonge sur le divan et que je te raconte mes rêves ?

2: Excuse-moi, je voulais pas te vexer. Je demandais juste comme ça.

1: [idem] Je suis pas vexé mais mêle-toi de ce qui te regarde, merde.

2: Oui, oui, d'accord, j'ai compris. On peut parler d'autre chose.

1: C'est pas obligatoire.

2: M'enfin, on devrait quand même avoir des choses à se dire, entre frères.

1: Demi-frères.

2: On est quand même frères.

1: Non, demi.

2: Ça change rien.

1: Ça change tout.

2: Écoute, on va pas chipoter sur les mots. On a le même père et on s'est jamais vus, c'est quand même bizarre. Il te parle quelquefois de moi, Papa ?

1: Non.

2: Et ça te gêne pas ? T'as pas envie de savoir des trucs sur moi ?

1: Non.

2: Eh bien moi, si. J'ai essayé deux ou trois fois de lui poser des questions sur toi, il a jamais voulu me répondre, je sais pas pourquoi.

1: [agacé] C'est mon CV que tu veux ?

2: Pourquoi pas.

1: [récite ironiquement] 25 ans, célibataire, sans enfants. Diplôme : licence information-communication. Anglais niveau C1, espagnol niveau B2. Titulaire du permis B. Expérience professionnelle : deux stages, quatre CDD. À Pôle Emploi depuis six mois.

2: Ah merde, ça c'est pas cool.

1: Ah, j'ai oublié : parents divorcés, habite avec sa mère, voit son père un week-end par mois.

2: Oui, ça je savais, merci.

1: Bon, ça y est, tu es content ? Tu peux aller rejoindre les autres maintenant.

2: Non, ça va, j'irai quand ils apporteront le gâteau. Pour le moment ils sont en train de chanter. Les chansons de Brassens et de Sardou, ça va bien cinq minutes.

1: Qu'est-ce que tu crois, c'est les cinquante ans de ton père, pas une de tes soirées étudiantes.

2: Bah, il a bien le droit de s'amuser comme il veut avec ses potes.

1: Bien sûr mais il était pas obligé de m'inviter.

2: Il m'a dit qu'il voulait qu'il y ait plus de jeunes. Sans ça il y avait juste ma frangine avec son copain et une cousine du côté de ma mère.

1: Ta cousine, c'est la petite brune avec la robe rouge ?

2: C'est ça. Elle est mignonne, non ?

1: Pas mal.

2: Elle habite juste à côté.

1: Elle est étudiante aussi ?

2: Non, elle bosse depuis cet été. Elle est designer d'environnement.

1: C'est quoi ça ?

2: Je sais pas exactement. T'auras qu'à lui demander. Au fait, son mec l'a larguée il y a trois semaines. Moi, je dis ça, je dis rien...

1: Arrête tes conneries.

2: C'est pas des conneries. Tu as dit qu'elle était mignonne.

1: Mais ça va pas non, je vais pas draguer ma cousine !

2: [imitant le ton de 1] Ta demi-cousine. Ça change tout.

1: C'est ça, fous-toi de ma gueule.

2: C'est bon, c'était pour rigoler.

1: Moi ça me fait pas rigoler.

2: Décidément on n'a pas le même humour.

1: J'ai pas d'humour. Je tiens ça de ma mère.

2: T'es pas obligé de tout faire comme elle. [sentencieux] Quand sur une personne on prétend se régler...

[1 enchaine au vol, 1 et 2 terminent la phrase ensemble] ... c'est par les beaux côtés qu'il lui faut ressembler.

2: C'est marrant qu'on connaisse les mêmes citations.

1: Normal, c'est encore un classique de Papa.

2: Tu parles beaucoup avec lui ?

1: Ben, quand on se voit on parle pas mal, forcément.

2: Tu as du bol.

1: Du bol ? Toi, tu le vois tous les jours.

2: Oui mais on prend jamais le temps de discuter vraiment. Et sans ça, qu'est-ce que vous faites quand il vient ?

1: Ça dépend. Des fois on va au cinéma, ou bien juste se balader. En général on va manger au restau.

2: Je parie qu'il t'emmène au chinois ?

1: Souvent, oui. Quand j'étais petit on allait toujours au MacDo mais ça fait longtemps qu'on n'y va plus.

2: C'est pas vrai, il t'emmenait au MacDo ?

1: Oh oui, pendant des années c'était rituel, chaque fois qu'il venait j'avais droit à mon Happy Meal.

2: Putain, c'est dégueulasse, moi il a jamais voulu m'y emmener. Il disait que c'était de l'impérialisme américain ou je sais pas quoi. T'as vraiment trop de bol.

1: Hé, faut quand même pas exagérer. S'il m'emmène au restau, c'est parce qu'à chaque fois qu'il a essayé de rester manger à la maison ils ont fini par s'engueuler avec ma mère. Toi au moins tu peux bouffer avec tes parents sans qu'ils s'envoient les assiettes à la tête.

2: C'est à ce point-là ?

1: Non, j'exagère un peu. Ça fait longtemps qu'ils se sont plus vraiment bagarrés, mais à une époque c'était plutôt violent.

2: Ils se tapaient dessus ?

1: Je crois pas mais j'en suis pas sûr. Quand ça gueulait trop fort j'allais m'enfermer dans ma chambre. Tiens, la dernière fois que je me rappelle c'était quand Papa avait déjà voulu m'inviter ici. Ma mère voulait pas en entendre parler et il a jamais pu la faire changer d'avis.

2: Et comment il a fait cette fois-ci ?

1: Il lui a rien demandé. Il m'a donné mon billet de train et il m'a laissé me démerder avec elle. Au début elle a râlé un peu mais bon, je suis pas un gamin, elle peut quand même plus dire que je suis trop jeune pour voyager seul.

2: C'est vrai que Papa avait l'air d'y tenir beaucoup, que tu sois là pour ses 50 ans.

1: Oui, c'est la première fois que je le vois faire ce qu'il a envie alors que ma mère veut pas.

2: Vraiment ?

1: Enfin non, en fait la deuxième. La première fois c'est quand il était venu me voir à l'hôpital.

2: Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ?

1: Oh, rien. J'ai eu super mal au ventre pendant deux jours et le toubib trouvait pas ce que c'était. Ils ont fini par m'emmener aux urgences et ma mère a appelé Papa pour lui dire qu'on allait m'opérer pour savoir ce que j'avais et que c'était peut-être grave. Il a décidé de venir tout de suite, même si c'était pas son jour. Maman voulait pas qu'il vienne mais pour une fois il l'a pas écoutée.

2: Et alors ?

1: C'était juste une appendicite. N'empêche, s'ils avaient attendu un jour de plus je pouvais y rester.

2: C'était il y a longtemps ?

1: Il y a dix ans à peu près. Attends... j'étais en troisième, donc c'est ça, je devais avoir quinze ans.

2: Tu as combien déjà ? Trois ans de plus que moi, c'est ça ? Donc je devais être en sixième... Putain oui, ça correspond.

1: De quoi tu parles ?

2: C'était un dimanche, fin mai, je parie ?

1: Euh, je me souviens plus, ça se peut. Oui, je crois que c'était en mai. Comment tu sais ça ?

2: Alors c'est à cause de toi que Papa est pas venu à mon match !

1: Hein ? Quel match ?

2: Je faisais du foot dans un petit club pas terrible mais cette année-là, je sais pas comment, on est arrivés en finale régionale. C'était l'événement du siècle ! Dans la famille, au collège, tout le monde parlait que de ça. Normalement c'était toujours ma mère qui m'amenait aux matchs mais cette fois-là Papa avait promis qu'il viendrait me voir pour la finale. J'étais trop content, tu peux pas imaginer. Et puis au dernier moment, une heure avant de partir, il nous a dit qu'il venait pas et il a disparu sans explication. J'avais la rage, tu peux pas savoir. En plus on a perdu le match et je suis sûr que c'est à cause de lui. Je lui ai jamais pardonné. Maintenant je comprends tout, il était avec toi mon salaud.

1: Non mais je rêve ! Tu m'engueules parce que mon père a pas voulu me laisser crever tout seul à l'hosto !

2: Et alors ? T'es pas mort, apparemment. Ça pouvait bien attendre le lendemain. Moi c'est ce jour-là que j'avais besoin de lui.

1: Putain mais tu manques pas de culot toi ! Tu m'as piqué mon père quand j'avais quatre ans, tu m'as pourri toute ma vie et maintenant tu viens me dire que tu avais besoin de lui !

2: Moi, je t'ai piqué ton père ? C'est quand même pas ma faute si ta pétasse de mère l'a foutu à la porte.

1: [l'attrape au collet] Qu'est-ce que t'as dit ? Qu'est-ce que t'as dit sur ma mère ? Répète jamais ça, tu m'entends ? Jamais !

2: OK, OK, excuse-moi, je voulais pas dire ça. J'aurais pas dû m'énerver. Je suis désolé, je retire ce que j'ai dit.

1: Bon, bon, ça va. Mais dis jamais du mal de ma mère, hein. Parce que la tienne, elle s'est quand même conduite comme une belle salope avec nous.

2: Ah oui ? Qu'est-ce qu'elle t'a fait ?

1: Elle t'a jamais raconté ? Évidemment, ça m'étonne pas. Tu veux pas savoir comment tes parents se sont rencontrés ?

2: Ça, je sais. Pendant un stage de formation professionnelle où ils habitaient dans le même hôtel.

1: Oui, et elle a tout fait pour l'amener dans son lit. Normalement ils devaient plus se revoir après, mais quand elle a su qu'elle était enceinte de toi elle l'a rappelé et elle a essayé de le faire chanter.

2: Quoi ?

1: Elle voulait qu'il lui verse une pension délirante sinon elle raconterait tout à ma mère. Lui, il voulait bien lui donner du fric mais pas autant qu'elle demandait. Quand tu es né il est allé la voir pour discuter. Là elle lui a fait une scène pas possible, une crise de larmes et tout, comme quoi il devait absolument venir vivre avec vous et que t'avais besoin d'un père et je sais pas quoi. Et après elle a écrit à ma mère pour tout lui raconter. Papa, il savait pas trop quoi faire, mais elle a continué à le harceler pendant des mois et il a fini par craquer et demander le divorce pour venir habiter ici.

2: Qui c'est qui t'a raconté tout ça ?

1: À ton avis ? Je l'ai lu dans Closer.

2: C'est ta mère, je suppose ? Parce qu'en vrai ça s'est pas du tout passé comme ça.

1: Ah oui ? Qu'est-ce que t'en sais ?

2: Ce que tu sais pas c'est qu'au moment du stage à l'hôtel ça allait déjà pas très fort entre tes parents. Ils étaient mariés depuis quatre ans et c'était plus vraiment la lune de miel. C'est pour ça que Papa a voulu se changer un peu les idées avec une plus jeune. Mais il voulait quand même rester avec vous, surtout pour toi. Quand je suis né, il a fait un petit voyage ici pour venir me voir discrètement. Seulement ta mère l'a su, elle lui a fait une scène pour savoir ce qu'il était allé faire et il a fini par craquer et tout lui raconter. Elle est devenue hystérique et elle a hurlé qu'elle voulait plus jamais le voir. Lui, il disait que c'était juste une connerie d'un soir, qu'il nous reverrait plus jamais, mais ta mère voulait absolument le foutre dehors. Il s'est même demandé si elle avait pas un autre mec et si elle profitait pas de l'occasion pour se débarrasser de Papa.

1: Putain, c'est vraiment n'importe quoi.

2: En tout cas il a eu peur qu'elle le laisse plus venir te voir, c'est pour ça qu'il a fini par demander le divorce et qu'il a eu le droit de visite une fois par mois.

1: C'est pas vrai je rêve, c'est vraiment comme ça qu'on raconte l'histoire ici ?

2: Oui, enfin c'est Maman qui m'a dit tout ça. Papa, il en parle jamais.

1: Et toi tu as tout gobé sans te poser de questions ?

2: Dis donc, je pourrais t'en dire autant. Pourquoi tu croirais plus la version de ta mère ?

1: Quand même, elle a rien inventé, elle l'a vécu elle-même, elle sait bien comment ça s'est passé.

2: Ben ma mère aussi elle était là ! OK, elles racontent chacune ce qui l'arrange, mais je vois pas pourquoi on ferait plus confiance à l'une qu'à l'autre.

1: Oui, remarque, tu as raison. J'y avais jamais pensé, mais peut-être que ma mère a un peu arrangé l'histoire pour se donner le beau rôle.

2: Oui, et c'est peut-être pour ça que t'as jamais eu trop envie de venir nous rencontrer.

1: Tu sais quoi ? À mon avis il doit y avoir un peu de vrai dans les deux versions, mais chacune a gardé que ce qui l'arrangeait.

2: Oui, et peut-être ajouté un peu de baratin aussi. Mais on saura jamais la vérité.

1: Si, il y a un moyen de savoir.

2: Comment ?

1: On demande à Papa. C'est le seul qui sait exactement comment tout s'est passé.

2: Il voudra jamais nous répondre.

1: Tu paries ? Si on est tous les deux en face de lui à demander qu'il nous raconte sa vie pour de vrai, il sera bien obligé de répondre.

2: Oui, remarque, tu as peut-être raison. En tout cas ça vaut le coup d'essayer.

1: On y va ?

2: Eh, oh, du calme ! On va pas aller lui demander ça devant tout le monde au milieu de son anniversaire quand même ! Ça peut attendre demain, non ?

1: C'est vrai, j'oubliais qu'on n'est pas tous seuls.

2: En attendant, on va retrouver les autres ?

1: Vas-y, j'arrive dans deux minutes.

[2 sort]

1: [au téléphone] Maman ? C'est encore moi. [silence] Non, mais je viens d'avoir un message de la SNCF, mon train est annulé. [silence] Ils disent juste : un incident technique. [silence] Non, c'était le dernier. [silence] C'est pas un problème, de toute façon il avait prévu que je reste dormir. [silence] Oui, demain à douze heures dix-sept, comme on avait dit. [silence] Mais oui, t'inquiète pas, j'ai tout ce qu'il me faut. [silence] Moi aussi, gros bisous. À demain.

2: [rentrant] Tu viens ? Ils apportent le gâteau.

1: J'arrive. [au moment où ils sortent tous les deux] Comment elle s'appelle, déjà, ta cousine ?


Nicolas Graner, septembre 2017, Licence Art Libre