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Retour vers À bâtons rompus

L'horloge

Isabelle est partie vers dix-huit heures trente. Elle devait aller chercher Lucas à l'étude et le faire dîner. Nous avons convenu qu'elle reviendrait le lendemain, quand Philippe serait rentré de voyage et pourrait s'occuper du petit. Je suis resté seul à veiller. Tout compte fait, j'aimais mieux cela. Pour Maman, nous étions restés ensemble toute la nuit, et ça avait été plutôt pénible. Nous cherchions à toute force quelque chose à dire alors que nous aurions préféré nous taire. Ce soir, au moins, je serais seul avec mes pensées.

Je suis retourné dans la chambre et je suis resté assis sur une chaise au pied du lit pendant un long moment. Quand l'horloge du salon a sonné sept coups j'ai machinalement regardé ma montre : elle indiquait 19h00. J'ai souri et je suis allé voir où en étaient les poids. Ils étaient assez hauts, ce qui était normal pour un lundi. Papa les avait donc remontés avant-hier, comme tous les samedis. Jusqu'au bout il aurait respecté ce rite, immuable depuis que l'horloge était arrivée ici à la mort de Grandpa. Reconnaissante, elle continuait à tic-taquer régulièrement comme si rien ne s'était passé. Ce n'est que dimanche prochain, quand les cylindres de plomb atteindraient le fond de la caisse, qu'elle comprendrait à son tour et se figerait, une semaine après le reste de la maison.

Je me suis planté devant la bibliothèque en songeant au temps qu'il nous faudrait pour en faire l'inventaire. Nous ferions trois tas : un pour Isabelle, un pour moi et un pour les bouquinistes, le plus gros. Les livres de poche partiraient au poids du papier, seuls les livres d'art et quelques éditions anciennes venant de Grandpa pourraient être négociés. J'ai commencé à mettre de côté ceux que je souhaitais garder pour moi mais je m'arrêtais à chaque instant pour les feuilleter à la recherche d'un passage familier, ou pour découvrir un ouvrage inconnu. Ici, un Baudelaire en Petits classiques que Papa avait dû acheter pour le lycée : « Souviens-toi que le Temps est un joueur avide / Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c'est la loi. » Là, Perec offrait un point d'ancrage à une génération en voie d'extinction : « Je me souviens de Paul Ramadier... Je me souviens des mousquetaires du tennis... » Au beau milieu, tout étonnés de se trouver là, un Marc Levy, un Guillaume Musso, des cadeaux très certainement, peut-être même jamais ouverts.

L'horloge a sonné huit coups. J'ai regardé ma montre et j'ai sursauté : elle indiquait 20h02. Incroyable. J'ai examiné les aiguilles de cuivre ouvragées : la grande était bien verticale, pile sur le XII. Je suis allé vérifier dans la chambre : le réveil électronique était d'accord avec ma montre. Ce n'était pas possible, pour la première fois depuis vingt-six ans l'horloge du salon retardait. Se pouvait-il que, l'œil du maître à peine refermé, celle qu'il avait surveillée avec tant de soin se permette une incartade ? Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?

J'ai délaissé un moment la bibliothèque pour aller mettre un peu d'ordre dans les revues qui traînaient dans la chambre. Sur le dessus de la pile trônait un Télérama ouvert à la page du dimanche, et je me suis demandé quelle pouvait être la dernière émission qu'il avait regardée. Selon le médecin, le cœur avait dû s'arrêter vers dix-neuf ou vingt heures. J'ai allumé un instant la télé, juste le temps de reconnaître le visage de Pujadas. S'il regardait France 2 hier soir, c'était Vivement Dimanche prochain. Bizarre, ça ne lui ressemblait vraiment pas. Mais pourquoi Isabelle aurait-elle changé la chaîne avant d'éteindre la télé ce matin ? J'ai alors remarqué le voyant allumé du magnétoscope, en bas du meuble. Bien sûr, j'aurais dû y penser. Une pression sur la touche « Eject ». Sur la cassette fatiguée par trente années d'usage, l'étiquette presque effacée laisse deviner Les aventures de Rabbi Jacob. Papa disait toujours que De Funès le ferait mourir de rire. Un pressentiment ?

J'ai rangé le rabbin sur l'étagère entre le corniaud et les gendarmes, rassemblé et trié les revues éparses, puis je suis repassé dans le salon. L'horloge marquait huit heures dix. Ma montre, 20h35. Le balancier oscillait pourtant comme à l'accoutumée, le tic-tac n'avait rien d'anormal. J'ai placé le grand fauteuil Voltaire devant l'horloge et je suis resté à fixer les aiguilles tout en surveillant ma montre. Au bout de trois minutes l'aiguille avait à peine franchi une graduation. Trois, quatre, cinq minutes de plus... elle ne semblait plus bouger du tout. Le tic-tac inaltérable devenait hypnotique. Encore trois minutes. L'aiguille ne bougeait pas. Puis il m'a semblé qu'elle frémissait légèrement. Trois minutes plus tard, elle indiquait huit heures neuf. Deux minutes de plus et il était huit heures huit. Aucun doute possible : huit heures cinq, huit heures, huit heures moins dix... Le mouvement semblait s'accélérer.

Je restais paralysé dans mon fauteuil, incapable du moindre geste, de la plus élémentaire pensée. Soudain un bruit m'a fait sursauter. Un bruit tellement familier, et en même temps si parfaitement inattendu. C'était un rire, il venait de la chambre.

J'ai entrouvert la porte le plus silencieusement possible et j'ai glissé un œil. Papa était assis dans son lit, ses deux oreillers dans le dos, face à la télé. De surprise j'ai laissé échapper la poignée. Au bruit il a tourné la tête. « Ah, tu es là ? Viens voir, c'est le moment où ils sont dans la cuve de chewing-gum ! » Et son rire a éclaté de nouveau en même temps qu'une grosse bulle verte. Il paraissait si détendu, si naturel que je n'ai pu refuser, je me suis installé sur la chaise. Nous avons regardé le film jusqu'au bout en le commentant abondamment, comme si nous n'avions pas déjà fait cent fois ces mêmes remarques. À la fin Papa m'a demandé un verre d'eau. En allant à la cuisine j'ai aperçu au passage l'horloge par la porte du salon. Elle tournait toujours, il n'y avait plus besoin maintenant de rester devant en surveillant sa montre pour s'en convaincre. L'aiguille des minutes semblait presque une trotteuse à présent, parcourant les chiffres à rebrousse-temps d'un lent balayage régulier.

Quand je suis revenu devant la porte de la chambre, Papa riait toujours mais il n'était plus seul. Une voix de femme lui faisait écho. J'ai reconnu celle d'Isabelle et en effet, elle était là, assise sur la chaise que j'avais laissée libre, tenant un bébé sur ses genoux. C'était Lucas, qui avait attrapé le portable de sa mère et le tenait contre son oreille. Il babillait dans l'appareil en imitant si bien les intonations d'un adulte qu'on aurait pu le croire en pleine conversation avec un congénère. L'effet était vraiment irrésistible et je me suis laissé entraîner de bon cœur par l'hilarité générale.

Lucas a fini par laisser tomber le portable, que j'ai eu tout juste le temps de rattraper au vol pour le rendre à Isabelle. Il n'a pas tardé à s'endormir dans les bras de sa mère, et je suis sorti de la chambre pour ne pas le déranger. Il m'a semblé entendre des voix venant du salon. J'ai entrouvert la porte : il y avait là quatre personnes. Maman, qui était face à moi, m'a fait signe d'entrer. J'ai jeté au passage un coup d'œil à l'horloge : la grande aiguille tournait si vite qu'on ne la distinguait plus, c'est maintenant la petite qui semblait une trotteuse. J'ai serré la main de Philippe, qui m'a appelé avec un grand sourire « mon cher futur beauf », puis il m'a présenté au couple plus âgé, ses parents. Isabelle est entrée, elle était un peu rouge, les yeux brillants, elle semblait très émue. Elle a embrassé les parents de Philippe, puis Philippe lui-même, longuement. Papa est entré à son tour, en costume et cravate, une bouteille de champagne à la main. Il a salué tout le monde et commencé à déboucher sa bouteille. Il s'est tourné vers Isabelle : « ne bois pas trop ma chérie, il faut éviter la promise cuitée ! » et il nous a tous regardés pour voir si sa blague faisait son effet. Puis il s'est penché à l'oreille du père de Philippe mais j'ai pu saisir ce qu'il lui disait : « vous savez ce que c'est, une fiancée ? C'est un compromis ! » Et il a souligné d'un grand éclat de rire son calembour que l'autre ne semblait pas avoir compris.

Quelqu'un a sonné à la porte, je suis allé ouvrir. C'était un monsieur que je ne connaissais pas. Il m'a demandé si c'était bien ici la fête, et je l'ai fait entrer dans le salon. Puis on a encore sonné, c'était un couple qui apportait un gros paquet marqué « au nouveau quadra ». Il y en a eu encore d'autres, et au bout d'un moment le salon était rempli de gens que je ne connaissais pas. Ils parlaient tous très fort et Papa et Maman avaient l'air de bien s'amuser. Isabelle est partie dans sa chambre retrouver ses Barbie, moi je me suis assis par terre dans un coin du salon avec un Boule et Bill en lui promettant d'aller la chercher quand ils apporteraient le gâteau. À un moment Papa a mis un disque et ils se sont tous mis à chanter, enfin je dirais plutôt à essayer de chanter parce que ce n'était vraiment pas terrible, surtout ceux qui avaient trop bu. Il y a eu plusieurs chansons que j'avais déjà entendues : Dans le port d'Amsterdam, T'as voulu voir Vesoul, Une valse à mille temps, et puis une que je ne connaissais pas mais que Papa avait l'air de bien aimer. Le refrain disait quelque chose comme : « je veux qu'on rie, je veux qu'on danse, je veux qu'on s'amuse comme des fous, le jour où on me mettra dans le trou ». Il s'est tourné vers moi, tout d'un coup il avait l'air plutôt sérieux. Il m'a dit : « tu entends cette chanson ? Écoute-la bien et ne l'oublie pas. Le jour où je mourrai, je veux que vous fassiez la fête et que vous rigoliez. Tu me promets ? » J'ai promis pour ne pas le contrarier et je me suis replongé dans ma BD.

Juste après, Maman a apporté le gâteau avec les bougies. Comme promis je suis allé frapper à la porte d'Isabelle pour la prévenir mais elle s'était endormie. Je suis retourné dans le salon. J'avais un peu de mal à marcher, je chancelais à chaque pas. Plusieurs fois j'ai failli tomber, j'ai dû agiter frénétiquement les bras pour retrouver mon équilibre. En entrant dans le salon je suis passé devant l'horloge. J'ai essayé de regarder le cadran mais il était beaucoup trop haut, même en me tordant le cou je n'arrivais pas à l'apercevoir. Juste devant mes yeux il y avait l'extrémité du balancier qui oscillait d'un côté à l'autre et sans savoir pourquoi je me suis mis à me balancer d'un pied sur l'autre en suivant son mouvement. Papa et Maman étaient assis à l'autre bout de la pièce, je les entendais pouffer en me regardant. J'ai continué à me pencher en suivant le balancier mais ça me faisait un peu tourner la tête et j'ai fini par tomber lourdement sur les fesses. Papa a éclaté de rire et je me suis mis à pleurer parce que je sentais bien qu'il se moquait de moi. Mais Maman lui a dit : « arrête, il a dû se faire mal. Il n'y a pas longtemps qu'il n'a plus de couches, il n'a pas encore l'habitude. » Elle est venue me prendre dans ses bras pour me consoler. J'ai arrêté de pleurer, elle a continué à me serrer, j'étais trop bien là, tout contre sa poitrine, j'entendais son cœur qui battait.

J'ai dû m'endormir parce que quand j'ai repris conscience j'étais dans les bras de quelqu'un d'autre, dans une pièce que je n'avais jamais vue. Une voix à côté de moi, probablement celle de Papa, s'est exclamée : « c'est un garçon ! », avec un grand éclat de rire. Ce sont les derniers mots que j'ai entendus. Tout est devenu noir.


Cette histoire a obtenu le 1er prix du concours de nouvelles de l'Université Paris-Sud en 2014. Le thème imposé pour ce concours était : « Mort de rire ».


Trois ans plus tard j'ai découvert la chanson Grand-Père de Pierre Louki (1976) qui lui ressemble un peu.


J'ai également participé au concours de nouvelles en 2013 avec Entre-deux et en 2015 avec LIO17.


Nicolas Graner, 2014, Licence Art Libre